"Espace vide, de vie", 2017

Une porte s’ouvre, se referme, se claque. Un tiroir métallique tinte. Un chariot roule puis décélère. Des désinfectants s’entrechoquent. Un téléphone sonne, les bips des chambres ne cessent de retentir. Aides-soignants et infirmiers murmurent, discutent. Les proches s’informent. Des bribes de discussions résonnent de chambres en chambres. Des médecins passent dans les couloirs, des talons heurtent le sol, des blouses blanches se soulèvent, des sabots en caoutchouc couinent.
C’est un mercredi, ce sont des soignants, c’est un couloir, ce sont des soignés, c’est un brancard, ce sont des chambres, c’est un service, ce sont des bips, c’est un danseur, ce sont des mains, surtout des mains. Jaune, bleu-vert, couleurs d’hôpital dirait-on. Gel aseptisé, odeurs d’hôpital dirait-on.
Magnifier le geste du quotidien ? Ou plus simplement parler avec le corps ? Valser avec l’Autre ? Le geste, le corps ne sont-ils pas à la fois les premières et dernières choses auxquelles on se rattache ? Le langage du corps n’est-il pas universel ? Le toucher. Le contact. Le tactile. La peau.

Lors des performances dansées de Sylvain Groud dans le cadre de la mission Culture du CHU-Hôpitaux de Rouen dans les services oncologie et unité des soins palliatifs, je me confronte à un milieu inconnu, où la mort et une humanité puissante sont omniprésents. Tel un poisson pilote, le danseur suit les pas des aides-soignants et infirmiers, profite de l’entrebâillement d’une porte, de l’heure du goûter, d’une prise de tension, d’une visite d’un ami, parfois, pour s’immiscer dans une chambre, venir à la rencontre des soignés, discuter corporellement tandis que je le suis à mon tour, appareil à la main, pour capter ces instants brefs, éphémères, ces clins d’œil, ces jeux de mains, de regards, ces pépites de vie. Mon but est de me fondre dans le décor et en parallèle à ce parcours, de couloirs en couloirs, de chambres en chambres, j’enregistre par la vidéo des bribes de conversations, de réflexions, d’exclamations, de sensations comme celles de Christelle à Sylvain : « Quand on est venu pour les soins, elle était toute détendue, apaisée, elle se laissait faire. On m’a dit que Sylvain était passé avant et j’ai compris pourquoi elle était comme ça ! ». Dans la chambre 209, Madame X n’a pas eu de contacts avec ses parents depuis trois ans. Elle les a retrouvé la veille et selon les aides-soignants, elle devrait partir dans l’après midi ou la nuit. Sa sœur est à ses côtés. Sylvain l’a visité. Ils ont dansé.

Mon père est danseur et chorégraphe. En 2017, je le suis lors de performances dans le cadre de la mission culture à l’hôpital au CHU de Rouen. Les images qui en ressortent sont vides de corps. Je me rends compte aujourd’hui que cette origine d’image me poursuit depuis le début. Une chambre d’hôpital, un lit vide, défait, des draps froissés, des plis, des traces corporelles. Un espace vide de vie : à comprendre dans un sens ou un autre, ce titre insiste sur le fait que l’on peut considérer que la présence corporelle n’existe plus ou qu’elle est toujours présente. La personne est-elle partie ? Revient-elle ? Est-elle décédée ? A-t-elle été transférée dans un autre service ? Est-elle guérie ? Est-elle rentrée chez elle ? Plus d’un scénario est possible et pourtant, à l’image, c’est l’indice du passage du corps qui résiste.
Ce rapport à la corporéité me pousse à me dire que c’est la trace que les individus laissent de leur corps qui m’anime, ce que disent leurs corps, ce qu’une matière peut dire d’une présence. L’absence d’un corps dans des situations où il était forcément présent auparavant nous renvoie intensément à son existence. L’espace vide crée un corps imaginaire dans l’esprit de chacun. Ma recherche s’est donc construite et continue de se construire autour du rapport entre le corps et ses « supports », ses « enveloppes », ses traces, ses empreintes, dans un contexte intime lié au quotidien, au collectif, relevant du vivre ensemble.

Espace vide de vie - CHU de Rouen, décembre 2017
Tirage photographique couleur, 21x29,7cm avec cadre et marie-louise